paru dans CQFD n°172 (janvier 2019), par Clair Rivière, illustré par Pole Ka
En avril, ils avaient participé à une manifestation contre la militarisation de la frontière alpine et l’opération anti-migrants d’un groupe d’extrême droite. À Gap, sept militants solidaires viennent d’être condamnés à des peines de prison.
Ce matin-là, au col de Montgenèvre, il fait – 10° C. Quelques kilomètres plus loin, du côté italien de la frontière, comme chaque jour, des exilés s’apprêtent à tenter la traversée dans la neige. Début 2018, trois d’entre eux ont perdu la vie dans l’aventure. En 2016, Mamadou, jeune Malien, avait eu les deux pieds tellement gelés qu’il fallut les amputer. Sans les montagnards solidaires qui multiplient les maraudes de secours, le bilan serait beaucoup plus lourd.
Ce matin-là, Isabelle Defarge y pense-t-elle seulement ? Dans quelques heures, la présidente du tribunal de Gap (Hautes-Alpes) prononcera le délibéré du procès des « 7 de Briançon ». Le 22 avril, ces militants solidaires avaient participé à une manifestation transfrontalière. Il s’agissait alors de dénoncer la militarisation de la frontière (qui pousse les exilés à emprunter de périlleux sentiers) et une opération anti-migrants entamée la veille par le groupe d’extrême droite Génération identitaire. Parties de Claviere, en Italie, quelque 120 personnes, accompagnées d’une trentaine d’exilés, se mettent en marche. Les gendarmes français tentent de leur bloquer le passage mais, trop peu nombreux, ils renoncent. Le cortège parvient donc à rejoindre Briançon, où les migrants sont mis à l’abri.
Dans le lot des manifestants, le procureur n’en poursuivra que sept : Bastien, Theo, Eleonora, Jean-Luc, Benoît, Mathieu et Lisa. Les trois premiers, des activistes étrangers de passage, passent neuf jours en détention provisoire. Les quatre autres vivent dans la région : ce sont des habitués des maraudes nocturnes dans la neige.
Douze mois dont quatre ferme
Ce matin-là, Mathieu s’est levé plutôt confiant. Lors de l’audience du 8 novembre, le procureur a démontré que les « 7 de Briançon » avaient participé à la marche (ce qu’ils revendiquent). Mais pour les avocats de la défense, il n’a prouvé aucune responsabilité individuelle constituant le délit d’« aide à l’entrée irrégulière d’étrangers » en France.
Las, cet après-midi-là, quand Isabelle Defarge revêt sa robe de magistrat, c’est pour déclarer les prévenus coupables. Nous sommes le 13 décembre 2018 et les « 7 de Briançon » viennent d’être condamnés. Les réquisitions du procureur ont été suivies à la lettre : les cinq militants au casier judiciaire vierge écopent de six mois d’emprisonnement avec sursis. Jean-Luc et Mathieu, eux, avaient déjà été condamnés par le passé. Et dans ce procès, ils comparaissaient aussi, respectivement, pour « délit d’attroupement » et « rébellion ». Pour ces deux là, l’addition est plus salée : douze mois de prison – huit avec sursis et quatre ferme. Petit cadeau supplémentaire pour Mathieu : le voici condamné à verser plusieurs milliers d’euros aux policiers qui l’accusent, alors que lui-même affirme avoir subi des violences de leur part (avec une « entorse cervicale » à la clé).
« Qu’est-ce qu’il faut faire ? Brûler des voitures ? »
À la sortie du tribunal, les avocats de la défense sont groggy. « Hallucinant », répète MeYassine Djermoune, l’œil hagard. Me Cécile Faure-Brac est tout aussi estomaquée : « Les grands principes du droit – l’individualisation de la responsabilité pénale et de la peine – ont été balayés d’un revers de manche au nom d’une politique que l’on conforte avec cette décision.[…] J’ai eu l’impression qu’on reprochait à ces sept personnes-là d’avoir manifesté, alors que c’est un droit fondamental. Les éléments intentionnels et matériels constitutifs de l’infraction, je ne les ai pas entendus dans la décision de la présidente. » Sa consœur Me Maeva Binimelis, elle, se dit « sidérée » : « Aujourd’hui, nous ne savons pas ce qu’il en est des poursuites contre les infractions commises par les identitaires [1]. Mais en attendant, ceux qui aident sont condamnés. »
Les condamnés, justement, prennent la parole : « Aujourd’hui, le tribunal de Gap a choisi la mort pour les exilés qui traversent les frontières », assène Mathieu. « Par cette condamnation, il prend la responsabilité politique de dire “ Ne les aidez pas, laissez-les crever. ” » Benoît enchaîne : « L’État et la justice ont fait le choix de la mort. Nous, on continuera d’être là pour accueillir la vie qui vient. » Theo est plus abattu : « Je pensais que c’était la fin, qu’on allait pouvoir sortir les bras levés, et je me rends compte que ce n’est qu’un début. […] Qu’est-ce qu’il faut faire pour changer les choses ? Brûler des voitures ? » Mathieu reprend : « Si l’État a décidé de taper encore plus fort sur les gens qui sont solidaires aux frontières avec les exilés, c’est une raison de plus pour y aller encore plus nombreux. On appelle tout le monde à venir en montagne nous filer la main, pour que le col de l’Échelle et le col de Montgenèvre ne deviennent pas des cimetières. Et peu importe si on a les flics au cul. »
« Le problème, c’est la frontière »
Les « 7 de Briançon » ont décidé de faire appel : ils devraient donc être rejugés dans de longs mois à Grenoble – mais restent en liberté d’ici là. Dans la soirée, quelques heures après le prononcé du délibéré, trois autres personnes étaient arrêtées du côté de Briançon alors qu’elles portaient assistance à des migrants par – 15° C. Dans les mois qui viennent, plusieurs autres montagnards solidaires vont être jugés pour des faits similaires par le tribunal de Gap ; prochain procès le 10 janvier [2].
Mais pour Agnès Antoine, de l’association Tous Migrants, le souci n’est pas que là. Il est aussi et surtout dans les agissements des forces de l’ordre – des violations des droits des exilés dénoncées à longueur de rapports par de multiples ONG comme par la Commission nationale consultative des droits de l’homme : « Notre problème, c’est la frontière, qui est devenue une zone de non-droit, où plus aucune règle ne s’applique. Une zone où on se permet de tabasser, de voler » de l’argent aux migrants. En somme, « d’infliger des traitements inhumains et dégradants à des personnes, parce qu’elles sont de couleur noire ».